Mis à jour le 26 mai 2024 par JulieB
Au hasard des rencontres au Tara Inn, célèbre pub irlandais du port de commerce de Brest, me voici embarquée à bord d’un ancien bateau de sauvetage norvégien des années 30, du jour au lendemain. Voici le récit de cette traversée du golfe de Gascogne, de Brest à Vigo, de Bretagne en Galice. Forest, le capitaine du Frithjof Wiese, a embarqué à son bord Jean, Geoffroy, Laurie et moi-même. Aucun de nous ne se connaissait avant de voguer sur ce 55 pieds !
Un bateau historique
Le Frithjof Wiese est un bateau de la Norwegian Society for Sea Rescue (NSSR), construit à Rosendal en 1935.
Quand les forces allemandes occupaient la Norvège, le Frithjof a été autorisé à être maintenu marche par des équipages norvégiens. Cependant, les mouvements du bateau étaient sévèrement limités et étroitement surveillés. En novembre 1943, l’équipage du Frithjof Wiese a été pris en train d’écouter la BBC. Pour être entrés en contact avec l’ennemi du Reich. Tous les marins ont été arrêtés et envoyés à Grini, un camp de prisonniers voués la peine de mort. En décembre1944, le Frithjof Wiese était l’un des deux bateaux de sauvetage ayant navigué vers l’Angleterre pendant la guerre, connus sous le nom de Shetland Buss.
Le RS40 Frithjof Wiese était à Arendal quand on lui a ordonné de procéder vers le nord pour prendre part à l’évacuation du Finnmark. Le 18 octobre, Hitler ordonna le transfert d’environ 42 500 personnes, et fit détruire en même temps tous les bâtiments, des quais, des ponts et les infrastructures. À son arrivée, l’équipage a été contacté par douze personnes voulant fuir pour l’Angleterre pour échapper à la capture et l’exécution. Le Frithjof Wiese les a pris à bord et mis les voiles vers la zone libre. Il n’est pas revenu en Norvège avant juillet 1945.
Lorsque Frithjof Wiese est retourné dans son pays, il est resté en service jusqu’en 1967, avant d’être acheté par Ole Johansen et préparé pour une traversée de l’océan Atlantique direction Seattle, via le canal de Panama. Plus tard, il a été acheté par la famille Ryan, qui a vécu à bord avec ses six enfants sur Orcas Island. En 1986, la famille McMullen l’a acquis et a commencé une restauration, qui a mené le navire à faire 8000 miles nautiques dans le Pacifique en 2003-2004 et 20 000 miles marins à partir de 2009-2010. Le Frithjof Wiese est revenu en Norvège pour son 75e anniversaire, au festival Risør en Août, 2010.
17 septembre : le départ
Départ à 20h de la Marina de Brest. Excitation et appréhension. Poséidon ne ferra pas de cadeau pour ce baptême de haute mer. Avant de passer le goulet de la rade de Brest, Laurie et moi passons l’épreuve de l’enfilage de combinaison de survie en moins de deux minutes…sans éclater de rire. Ensuite, on s’est beaucoup moins marré. La météo annonçait un golfe de Gascogne plutôt mouvementé. Rien que le passage au large des îles d’Ouessant et Sein se montre fidèle à leurs dictons respectifs : « Qui voit Ouessant voit son sang, qui voit Sein voit sa fin ». À la radio, on signale un catamaran retourné en baie de Douarnenez. Le ton est donné.
La nuit ondoie, alternée entre hauts-le-cœurs passagers et émerveillement de la pleine mer : la lumière de la lune se reflète sur les eaux noires de l’Océan Atlantique, ses miroitements fluorescents dans l’écume, l’immensité de l’étendue marine, les plaintes du bois de la Baltique, à l’épreuve des 5 mètres de houle.
18 septembre : les dauphins
Comme une récompense ou une re-motivation pour avoir survécu à une nuit de désespoir gastrique, Jean me réveille avec une nouvelle euphorisante : « Viens voir, il y a des dauphins qui jouent avec le bateau ! ». Pendant à peu près 2 heures, une dizaine de dauphins, bondissent joyeusement le long dans nos vagues d’étrave, dans le pastel de l’aurore.
Ensuite, pas grand-chose à raconter, étant donné que mon état ne me permet pas de faire grand-chose. Manger est déjà toute une épreuve de patience : attention au trop-plein ! Je goûte au plaisir d’être totalement déconnectée de mon quotidien : ni téléphone ni Internet. Juste le bateau, la mer et un bon bouquin. Le pied, quoi.
19 septembre : l’arrivée en Asturies
Pas de dauphins ce matin. Juste la joie d’avoir passé la nuit, en ayant tout gardé dans le bidon. Ça y est les premières 24h d’adaptation sont passées ! Je commence enfin à faire la paix avec mon estomac.
Dans l’après-midi, les côtes espagnoles surgissent dans un horizon voilé : Terre ! Calée à la proue du bateau, je scrute la côte, qui se rapproche de vague en vague. La côte Asturienne est montagneuse. La Ria d’Avilés s’ouvre, séparant d’un côté des roches abruptes, paradis des pécheurs, et de l’autre une forêt de cheminées industrielles. La schizophrénie visuelle est assez déroutante. Les super-tankers maltais et grecs s’égrènent, avant d’apercevoir enfin le port de plaisance, niché au fond de la ria.
Vers 17h30, nous affalons les voiles, et le Frithjof Wiese touche enfin le sol espagnol, ou du moins le ponton de la marina.Les curieux se pressent autour du bateau, pas vraiment du même genre que ses gros voisins de plastique.
Il y en a même un qui nous a invités à son restaurant, la Casa lin, où il sert du cidre, à la façon asturienne. Il faut aérer le cidre, en le servant à bout de bras, dans un verre, sans regarder de préférence. Cela explique la présence de sable sur le sol du bar…qui nous a laissés un peu perplexes au départ.
20 septembre : journée à terre
Ce matin, nous nous réveillons reposés, à quai, sous le soleil d’Espagne. Nettoyage du bateau et rangement au programme, tranquillement. L’avant du bateau se recouvre de vêtements à sécher. Ensuite, l’équipage part en expédition sur la terre ferme, à la découverte des rues d’Avilés, à commencer par son énigmatique dôme immaculé, qui suscite nos hypothèses toutes plus ubuesques les unes que les autres. Il s’agit bel et bien d’un complexe culturel étonnant. Les bâtiments d’Avilés mêlent élégamment l’ancien au nouveau, de l’église romane, parvenue du XIIIe siècle, aux sculptures ultra-contemporaines offertes par la ville de Saint-Nazaire, sa jumelle.
21 septembre : au détour du cap finisterre
C’est de nouveau le moment d’appareiller, direction la Galice. « We go Vigo ! ». C’est le moment de vérifier si je suis bien « amarinée ». Laurie et Jean prennent le premier quart, de 18h à minuit. Puis, Geoffroy et moi enchaînons, après avoir vainement tenté de dormir, ballottés dans les minuscules bannettes suintantes.
22 septembre : Vigo
Dernier jour en mer, sur le quart de midi à 18h, étendu ensuite jusqu’à l’arrivée. Le soleil est au rendez-vous, et l’après-midi passe rapidement, installés confortablement sur le pont, à manger des pistaches. Le quart de midi à six est bien plus agréable, sous le soleil, sans les embruns intempestifs, le pont du Frithjof Wiese se fait accueillant, et il fait bon s’y prélasser.
La journée s’achève sur un coucher de soleil parfait, accompagné d’une bande de dauphins.
Aux alentours de minuit, Vigo se présente enfin à nous. La fatigue se fait sentir et les manœuvres d’accostage s’éternisent.
23 septembre : préparation pour l’hivernage
Aujourd’hui, c’est le moment du nettoyage des voiles : à vos balais brosse ! Et que ça frotte, et que ça rince, sous le soleil de Galice. Les voiles seront nickel, qu’on se le dise !
Un fameux trois mâts pointe le bout de sa proue en fin de journée, c’est l’Europa, le voilier charter, qui emmène les voyageurs aux quatre coins du monde. Il fait escale avant de partir vers São Paulo.
Une fois terminé, Forest nous emmène sur son bateau à moteur, pour rendre visite à l’Europa, et à peine nous franchissons les limites du port, qu’un feu d’artifice éclate. Il est tiré d’un vieux bateau de sauvetage écarlate, à quelques mètres de nous. Fantastique !
Après avoir rendu visite aux marins de l’Europa, nous retournons au Frithjof pour nous préparer à explorer Vigo. Longue est la promenade à travers le quartier des marins, l’avenue des prostituées, les docks. Les rues de Vigo escaladent la colline. Nous escaladons les rues de Vigo. La réputation de Vigo, en termes de bars au kilomètre carré n’est pas usurpée, tous les genres se côtoient. Nous terminons dans un bar cosy, où le serveur ferme les portes pour les habitués, et passe la musique à volonté…Laurie prend d’assaut les platines et la piste de danse!
24 septembre : Vigo la nuit
Après la soirée de la veille, le réveil ne vient qu’à 16h30. Je crois que ça ne m’était pas arrivé depuis fort fort longtemps. Au point que je ne saurais dire à quand ça remonte. Nous enchaînons une deuxième sortie du côté de la place du Portugal cette fois-ci. DJ Roberto, un des gardiens de la marina, nous y dépose au volant de sa super voiture. En ville, Forest a rendez-vous avec Lia, une couch-surfeuse de Vigo, prête à nous emmener dans des bons coins. Nous entamons avec le 20th Century Rock, à la déco complètement folle : voitures rétro et vieux tramway new-yorkais sont suspendus aux murs, et les toilettes prennent des allures de salon de barbier du siècle dernier.
25 septembre : le repos des marins
Encore un réveil tardif, sous un soleil voilé. Nous décidons néanmoins de partir à la plage.
Bonne pioche : après une sorte de petit-déjeuner de tortillas et de jambon de Serrano (vers 18h, bien sûr) nous rentrons à pied vers la Marina. En longeant la côte, nous découvrons une petite crique : sable fin, eau claire et fraîche, vue idéale sur les îles Scies.
26 septembre : début du roadtrip
Journée placée sous le signe de l’adrénaline. Encore sous la douche, Jean déboule en trombe dans la salle de bain : il n’a pas son permis de conduire avec lui, impossible de louer la voiture. Personne d’autre que moi ne l’a avec lui. Je dois donc me rendre avec lui à l’agence, le plus rapidement possible avant la fermeture sieste de 13h30 à 16h30.
Geoffroy nous approche de la gare via la mer, à bord d’un « skiff » toussotant, et il finit par nous coller tant bien que mal au quai, avec l’aide de quelques vagues et de notre erre. L’Europa a déjà largué les amarres depuis l’aube, et un bateau école de la Marine suèdoise a pris sa place. Une armée de Suédois tous plus blonds les uns que les autres se balance dans les haubans. Un vrai sapin de Noël. Malheureusement, pas le temps de traîner dans le coin, nous n’avons que quelques minutes de sprint pour arriver à temps. À 13h40, nous nous pointons à la porte de l’agence de location de voiture, en sueur. Ils nous ouvrent : c’est bon ! Nous héritons d’un C3 Picasso bien immonde, mais qui roule. Le temps de manger, de trinquer une dernière fois en compagnie de Forest et de sa nouvelle recrue hollandaise, nous appareillons vers l’autoroute, direction Bilbao. Nous voici lancés sur les routes espagnoles, avares en panneaux indicateurs, mais généreuses en radars, particulièrement bien cachés. À ce jour, je m’attends encore à une mauvaise surprise au courrier. Au bout de quatre heures de route je commence à piquer du nez, dans une voiture où tout le monde somnole gentiment. Jean prend alors le relais, et nous conduit aux portes de Bilbao. Les abords de la ville en mettent plein les yeux, notamment la gigantesque raffinerie, véritable ville de lumière. Après une erreur de sortie, nous échouons en zone portuaire, suivis d’une patrouille de la gardia. La tension monte : rappelez-vous, Jean n’a pas son permis sur lui, et il est au volant. « Estamos perdidos !». Ce qui était vrai. S’ensuit l’inévitable vérification des papiers de la voiture…et du conducteur. Je conseille à Jean de montrer sa carte d’identité, car le permis de conduire espagnol est différent du nôtre. Il s’apparente plus à une carte de crédit, avec photo d’identité. Le subterfuge marche, et la police nous indique même comment retrouver le centre-ville. Dernière surprise visuelle avant de finir la journée : nous passons le pont menant au Musée Guggenheim, en forme de cargo version cubiste.
Puis nous nous échouons près du grand parc en plein centre-ville, et nous fermons les yeux à même la voiture, pour une courte nuit de sommeil.
27 septembre : le retour en France
Le pays basque espagnol a l’air très beau et agréable. L’arrivée à Bilbao la veille au soir était impressionnante. Le musée Guggenheim, en forme de cargo, version défonce, laisse sans voix. Les rues sont propres, calmes, et plutôt bien indiquées, notamment San-Sebastian. Le personnel de la gare a toujours été sympathique, et le petit bistro près de la gare Euskotren de San-Sebastian sert des pinchos délicieux, sur le pouce.
Hendaye, ou le retour hostile en France
Ça y est, le pont est passé et le café « Chez Alain » me signale visuellement la frontière. Je quitte le réseau basque Euskotren pour la « belle » gare SCNF d’Irun. La gare est loin du centre-ville, les uniques bars en face facturent la wifi à 2€. Je pars en recherche d’un café un peu plus loin, en vain : j’ai juste récolté quelques courbatures de plus.
Bonne nouvelle, le TER jusqu’à Bayonne est dans pas longtemps, et il est à 3,60€, contrairement au prix indiqué sur le site de la SNCF (12,60€). En fait j’aurais pu rester dans le bus venant de Bilbao, car il allait jusqu’à Irun, ville jumelle d’Hendaye, de l’autre côté de la frontière. Ne le sachant pas, j’ai passé une heure à Saint-Sébastien, à ricocher entre les 3 gares : routière, Renfe, et Euskotren. Au final, j’arrive plus tôt à Bayonne, pour moins cher. Pas si mal.
Quel plaisir de retrouver les transports en communs : bus, train, j’en fais une sorte de sport à pratique régulière. Une « train-rideuse », comme me surnomme Jan, un ami slovaque. Et puis la flexibilité du voyage en solitaire est sans égal. J’ai vraiment apprécié de me retrouver en tête-à-tête avec mon sac à dos. (Cette année-là, j’ai voyagé à travers l’Europe pendant près de 6 mois, et visité près d’une quinzaine de pays).
En direct de Bayonne, le long de la Nive
Même si j’aurais bien poussé un peu l’exploration à San-Sebastian, je suis bien contente de m’être dépêchée à Bayonne, pour m’y poser pendant 6 heures en attendant le train de nuit. Je pensais que ce serait un peu long compte tenu du poids de mes sacs (remplis de matos de voile) et ma fatigue générale. En fait, la ville est tellement jolie, agréable et relax, que le temps s’y coule tranquillement, comme la Nive, juste sous mes pieds. Le train TER, m’y a sauvé d’Irun en une grosse demi-heure, en passant par Saint-Jean-de-Luz et Biarritz, me laissant apercevoir les charmes de la Terre basque.
Pour contrebalancer la mauvaise expérience de la frontière, je tombe sur un coffee shop, proposant non seulement un délicieux latte-frio, la wifi et accessoirement un endroit pénard pour se poser après quelques kilomètres de marche, chargée comme un mulet, en plein cagnard. Ayant confiance en les conseils des Bayonnais, je m’enquiers d’un bon restaurant, histoire de me faire un vrai repas avant d’affronter le train de nuit, puis la longue journée parisienne du lendemain. J’avais déjà repéré Au cœur des hommes, petit resto juste au bord de la Nive. J’attends maintenant 20h pétantes pour faire honneur à la carte, qui semble tout à fait prometteuse.
Filets de dorade à l’espagnole, accompagné d’un écrasé de pommes de terre, arrosé d’un verre de rosé. La présentation impeccable et le goût à la hauteur. Le soleil se couche. Bayonne s’illumine peu à peu. Les lumières de la ville miroitent à la surface de la rivière. Succombant à la cuisine du chef (et à la vue) je cède pour un dessert : tourte de pomme à la glace vanille, préparée par le chef en personne. Une fois terminé ma parenthèse culinaire, je récupère ma collection de sac, et je traverse le pont Saint-Esprit, en direction du quartier de la gare. Encore deux heures avant de prendre mon train. La dernière heure est longue, d’autant que la gare est peuplée de quelques « abonnés à l’année », dont le clodo qui me colle depuis 21h30. Heureusement, le train-couchette « La Palombe bleue », arrive en gare à 23h00, voie B. Je retrouve l’ambiance des trains de nuit, version française : un peu plus « confort et propreté » que les trains pratiqués en traversant l’Europe. Néanmoins, mon sommeil est léger, et les 8 heures de trajet passent bien trop vite.
28 septembre : Paris-terminus, tout le monde descend
Je suis à Paris, en gare d’Austerlitz. Je me pince pour vérifier. Le métro parisien m’aide à revenir à la réalité.
Billancourt, rue de Sèvres : petit cappuccino en attendant la première réunion du matin.
Cette traversée sur le Frithjof reste un de mes plus beaux souvenirs de voile. J’ai eu plaisir à le retrouver à son passage au festival maritime Brest 2012. Il a malheureusement sombré dans le golfe de Gascogne en revenant à Vigo, emportant avec lui son histoire exceptionnelle. J’étais censée participer à ce convoyage, mais mon tout premier séjour à Copenhague était déjà dans les tuyaux…Comme quoi !